Les faux doutes des théoriciens du complot
Par Rahsaan
(Article repris d'Agoravox)
Les conspirationnistes aiment présenter leur entreprise comme inspirée par la méthode du doute cartésien. Ils veulent rejeter comme incertain tout ce qui n'est pas absolument indubitable. Descartes est utilisé pour soutenir la remise en question de la destruction des tours du World Trade Center par Al-Qaïda ou pour réinventer la vie de Mohammed Merah.
Je voudrais donner quelques raisons de se méfier de cette récupération de Descartes...
Frans Hals, Portrait de René Descartes, 1649 (musée du Louvre)
(source)
Les conspirationnistes aiment bien, de temps en temps, au passage, se réclamer du doute cartésien pour justifier leur entreprise de remise en question des dites "versions officielles" (11/9, Shoah, alunissage...). Ils nous disent que, comme Descartes, ils n'acceptent pas les vérités qu'on leur propose toutes faites et ils veulent prendre le temps d'examiner par eux-mêmes les choses.
Apparemment, rien de plus sain d'esprit que cette démarche critique, qui devrait permettre, par l'usage de son intelligence, de faire le tri de ce qui est douteux, et doit être donc déclaré faux jusqu'à nouvel ordre, et de ce qui est certain, donc vrai.
Voilà donc l'auteur du Discours de la méthode utilisé comme caution morale et philosophique de toutes sortes d'entreprises révisionnistes. Descartes est censé être gage de rigueur intellectuelle, une référence tellement glorieuse qu'elle devrait paralyser de stupeur les plus sceptiques quant aux théories du complot, et les convaincre que des sommités intellectuelles qui annoncent tous les trois jours l'avènement du grand complot maçonnique continuent l'oeuvre entamée dans les Méditations métaphysiques.
Or, il y a quand même quelques petites différences entre la méthode cartésienne d'examen attentif et de recherche d'une vérité première, et la méthode de révision générale adoptée par les conspirationnistes
- D'abord, Descartes se propose, au début des Méditations métaphysiques, de douter d'absolument tout. Pas seulement de telle opinion reçue, de tel ou tel événement, de l'existence d'une chose en particulier, mais de tout ce dont on ne peut prouver indubitablement l'existence. Au terme de ce parcours (que je ne vais pas retracer, le but n'étant pas de faire un cours sur Descartes), il ne reste que deux choses auxquelles je ne peux refuser l'existence : 1) Dieu en tant qu'être infini et 2) moi qui doute. 1) L'infini, car moi qui ne suis pas infini n'ait pas pu concevoir cette idée, donc il faut qu'un Être infini l'ait mise en moi. 2) Moi qui doute, car pour que je puisse douter, il faut bien que j'existe. Et plus je doute de tout, moins je peux douter que j'existe.
Le but pour Descartes est de reconstruire petit à petit la connaissance sur des bases certaines et, indirectement, de rejeter les spéculations des théologiens quant à la nature de Dieu -dont Descartes montre que nous ne pouvons en somme presque rien connaître.
Le doute cartésien est dit hyperbolique : il va au-delà du raisonnable, car il doute même sans raison apparente de douter, il est sans limite. Descartes dit même, un peu effrayé mais peut-être aussi avec humour, qu'en pratiquant un tel doute, il ressemblera peut-être, qui sait, à un fou. Cependant, il faut noter qu'au terme du parcours des Méditations, Descartes retrouve l'existence du monde extérieur et chasse finalement ce doute comme un songe. Autrement dit : il parvient à en finir avec le doute et le révoque à son tour, ayant rétabli la connaissance sur des bases certaines (certitude en particulier que je peux connaître la vérité car Dieu, qui m'a fait, ne peut être trompeur).
Descartes doute beaucoup plus que les conspirationnistes et il parvient pourtant à en finir avec l'incertitude, parce qu'il émettait un doute néanmoins contrôlé par la raison. Et cela ne tient pas à son génie de penseur, mais uniquement aux gardes-fous qu'il s'était fixé, conformément au principe de la méthode elle-même, que Descartes n'en sait pas plus long qu'un autre mais qu'il le sait mieux car il procède par ordre et qu'il sait ce qu'il cherche.
Voyons ce qu'il en est maintenant du doute des "révisionnistes" (admettons un instant qu'ils se soucient réellement de Descartes et qu'il n'en ait pas seulement vaguement entendu parler et s'en servent juste hypocritement comme caution morale et intellectuelle...).
- D'abord, ils ne partent pas, comme Descartes le fait, d'un doute personnel, mais toujours de on-dits et de théories exposées par les autres. Descartes, lui, était le premier à inaugurer sa méthode. Cela signifie bien sûr que tout le monde peut faire ce geste du doute radical comme le fait Descartes, mais cela signifie que ce doute ne peut être mené à partir d'informations reçues de l'extérieur. Autrement dit, rien n'est plus ou moins douteux dans le monde extérieur pour Descartes. L'existence de la table, de l'ordinateur, celle de Charlemagne ou de l'immeuble d'en face, tout cela est douteux car je n'ai pas de preuve absolue que ces choses existent. Je les perçois ou j'en ai entendu parler, mais qui me dit que je ne suis pas victime d'une illusion ?... Descartes ne doute pas à partir de ce que d'autres ont dit, mais à partir d'une déception éprouvée quant aux théories jusqu'ici reçues, et d'un refus du dogmatisme scolastique.
- Ensuite, le doute "révisionniste" est infini : on n'en finit jamais avec ce doute. Et certains commencent par douter du 11/9 puis, petit à petit, conçoivent une méfiance généralisée envers tout discours "officiel", tenu dès lors pour faux. Autrement dit, ils mélangent une volonté de douter avec un refus complet de remettre en question leurs certitudes envers les mensonges des autres. Ils sont sûrs qu'on leur ment. Ils ne doutent jamais de cela, bizarrement. Or, Descartes ne dit rien de tel, et même, se méfie généralement de ceux qui veulent se mêler de politique. Et plus simplement : l'expérience de pensée qu'il nous propose... est juste une expérience à faire en pensée, pendant un temps limité et dans un but précis.
Descartes n'accuse personne de nous mentir, de nous cacher la vérité afin d'instaurer une dictature mondiale. Il accuse juste la méthode scolastique, qui a régné au Moyen-Âge, d'avoir des bases incertaines. Et il les combat en cherchant un meilleur point de départ à la science.
Autrement dit, il y a dans le cas du philosophe l'exercice d'un scepticisme justifié et bien délimité, de l'autre un scepticisme de révisionnistes qui est sans fondement et illimité.
Le philosophe joue à se faire passer pour fou, mais il est capable, finalement, de faire la part des songes mélancoliques et de l'évidence sensible, tandis que les pseudos-cartésiens se croient les seuls lucides au monde et ont cette volonté téméraire de se mêler de choses qu'ils ne se donnent pas les moyens de comprendre, et ce sont bien eux qui sont perdus dans les brumes mélancoliques de leurs délires. C'est sans doute pour cette raison que Descartes est capable de s'exprimer par des arguments clairs et bien agencés (de ceux qui se prêtent à discussion et réfutations), tandis que les conspirationnistes en sont au bout du compte réduits aux raccourcis, amalgames, transitions inconsistantes, insinuations odieuses et autres procédés de la malhonnêteté intellectuelle. L'un joue au fou, les autres se croient très malins. Devinez qui, au bout du parcours, retrouve le chemin de la saine raison ?
Cet exposé est sans doute trop long, ou peut-être trop court. J'imagine qu'il ne convaincra que les convaincus, et ne fera pas changer d'avis ceux qui soutiennent mordicus que Ben Laden n'est pas responsable de la destruction des tours ou que Mohammed Merah était un agent du Mossad, car ils voudront persister dans leur doute sans jamais admettre, comme le faisait Descartes, qu'il puisse voisiner avec la folie. J'espère juste avoir mis en lumière l'hypocrisie de l'usage de Descartes dans les théories conspirationnistes -et donc donné quelques armes à ceux qui voudraient combattre les très douteuses théories du complot, ou simplement s'en prémunir pour eux-mêmes. Le faux doute que les complotistes mettent en oeuvre montre déjà que ce qu'ils promeuvent ne sont nullement des "théories" mais simplement des caprices et délires de l'imagination.
A propos du portrait que j'ai mis au début de cet article, le philosophe Alain disait : « Et c’est un homme terrible à prendre pour maître. Son œil ironique semble dire : “Encore un qui va se tromper.” » (1)
Un avertissement à méditer pour ceux qui ont voulu se couvrir de l'autorité de Descartes...
(1) Alain, Histoire de mes pensées (1936), in Les Arts et les dieux, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 181.
Voir aussi :
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